mardi 30 juillet 2013

Chris Squire n’en finissait pas de subjuguer les gens lors de nos belles sorties nocturnes. Cependant le voyage dut commencer, sans heurts notables. (Les Trente Glorieuses - Segment 5).

C’est un sentiment d’allégresse qui étreint le petit groupe d’amis déboulant sur le boulevard Malesherbes avec le pas assuré et confiant de ceux qui possèdent la jeunesse éternelle. J’ai le cœur léger en arpentant avec eux les rues de ce Paris qui, depuis quelques instants, me semble si agréable, si rassurant, pour tout dire, printanier. Les rues ne sont pas saturées de touristes et d’inopportuns.

La circulation ne présente pas non plus son visage irritant habituel. Elle se fait discrète. Bientôt elle disparaît même. C’est heureux, me dis-je, il était temps que l’espace redevienne harmonieux, et ces engins sans âme dignes de ce 21ème siècle gangrené, ces pots de yaourt allongés et standardisés sortant d’usines asiles noirâtres délocalisées n’y contribuaient guère. Quand nous rendra-t-on ces pittoresques DS Paillas, Renault Dauphine, Ami 6, 2CV
Traction avant 11BL, Renault 4CV, Peugeot 404 et 403, qui étaient autant d’hommages à l’originalité des hommes et à l’inventivité d’un autre siècle ? Quoi ! C’est encore trop demander, destructeurs de la singularité et de l’élégance ? Les éclats de rire de mes compagnons me tirèrent une fois de plus de mes sempiternels regrets du temps des Trente Glorieuses. Je les vois comme si j’y étais encore, mes compagnons. Ils sont autour et devant moi, rigolards et l’esprit espiègle, bien qu’exempts de vulgarité. L’heure n’est plus à la nostalgie, me susurrent ils (il me semble). Il n’est plus temps, ce n’est plus nécessaire. Car quelque chose est maintenant là. Ils le pressentent et moi aussi. Mais sait-on quoi.

Alors que nous nous hâtons vers une destination dont je n’ai pas le souvenir - et sans savoir de quoi il retourne (il me semble) -, une brise légère caresse à nouveau mon visage, me donnant un aperçu du temps bienveillant qui s’annonce. Un pied devant l’autre donc, entrain toujours recommencé, le sourire aux lèvres face au soleil couchant, dans ces rues de Paris qui sont redevenues ce qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être. C’est le Paris d’avant rendu au peuple réel et aux petites gens. Qui y retrouvent leur place. Le Paris d’avant, dans cette brise printanière troublant les sens. Les petits pavés incrustés dans l’asphalte, qui n’auraient jamais dû être remplacés par l’hideux bitume symbole de l'ère délétère qui vient pourtant de s’évanouir à l’instant. Les petits pavés ornent à nouveau ces rues et boulevards et me rappellent ceux que j’arpentais dans mon enfance, les quelques fois où je me trouvais dans la capitale. Les fois où nous partions en vacances, aussi - rejoignant la porte St Cloud pour atteindre l’autoroute - et que je regardais, les cheveux dans le vent car penché par la fenêtre ouverte de notre Simca 1300, ces petits pavés iconoclastes défiler. Ces petits pavés d’avant, du temps où quelque chose d’inaliénable existait et nous transcendait.

Donc nous progressons dans nos pérégrinations, et mes amis rigolent toujours plus fort. Indéniablement, toute idée de danger est maintenant exclue. Les magasins des rues avoisinantes ont changé de nature, sans faire de bruit. Les craquantes petites quincailleries d'antan, les bistrots chaleureux où l’on se retrouvait en refaisant le monde sont de retour. Ils ont repris leur place, depuis trente ans usurpée par les succursales bancaires et autres foisonnants antiquaires et bijouteries cachères. C’est le retour du petit peuple. Et sa naïveté, sa convivialité. Son tragique destin. Sans m’en être vraiment rendu compte nous voilà maintenant en train de descendre les escaliers du Métro. Je suis très surpris par l’air non-vicié, et pour tout dire agréable, qui en émane. Là encore je retrouve les sensations de mon enfance, lorsque le Métro ne sentait pas encore les égouts. Au milieu des gens pris par leur routine, nous arrivons donc sur les quais, attirant l’attention. Insolite impression de savoir qu’ici il n’adviendra pas d’accident. C’en est même une certitude. Les badauds cependant nous regardent avec circonspection. Puis bientôt avec un franc intérêt. Leur curiosité envers notre petit groupe devient telle, qu’elle m’interpelle. Que dégage-t-on de si singulier, qui les intriguent tant ? Est-ce notre foi en la vie, notre explosive santé, qui les renversent ? 

À force de m’interroger sur l’essence de notre petit groupe, j’en viens à dévisager chacun de mes amis afin d’y déceler une réponse possible à mon questionnement. C’est alors que je comprends : l’intérêt de la foule est attisé par la présence de Chris Squire. Je suis atterré de ne pas y avoir songé plus tôt ! Il était là, me parlant depuis tout à l’heure. J’avais comme ami le bassiste génial d'un des plus célèbres groupes de musique prog au monde et je ne le savais même pas. Ou alors je l’avais oublié. Je songe au bonheur que celui-là a apporté à des générations de mélomanes. Je me revois jeune adolescent, écoutant les meilleurs albums du Yes de l'âge d'or, Relayer, Going for the one, sur le petit électrophone gris de mes parents, au son particulièrement remarquable pour l’époque. J’étais assis en tailleur devant l’engin enchanteur et j’humais les sonorités humides sortant du haut-parleur, tout en tournant hypnotiquement la pochette du disque entre mes mains. 

Les gens continuent de se regrouper tout autour de nous, les discussions redoublent d’intensité et d’originalité (bien que j’en ignore la teneur). Il est évident que dans ces couloirs et sur ce quai de Métro quelque chose se passe (mais pas une rame ne passe). Les gens sont dans l’allégresse, le temps lévite. Je me désolidarise bientôt de mon groupe d’amis, entamant une conversation avec une jeune femme rousse qui, depuis dix minutes, m’attire inexorablement. Tout en elle n’est que volupté et promesse de bonheur. Soudain elle me prend la main et m’entraîne. En la suivant je m’enivre de son odeur boisée rehaussée d’un délicieux parfum qui m’est inconnu. Dehors, la nuit a pris possession des lieux. Les étoiles veillent sur ce monde singulier. Mes amis me pardonneront-ils de les avoir laissés au cœur de la foule admiratrice ?

Et ce qui était écrit ne pouvait qu’advenir. Assoupi sur le gigantesque matelas je me redresse soudainement, ne sentant plus contre ma peau le corps onctueux de la jeune rousse aux yeux turquoise. Elle se nomme Présomption. Je suis dans une luxueuse chambre située au dernier étage d’un bâtiment dominant une forêt d’immeubles, tous identiques, aux portes de Paris. Nous touchons presque les nuages. Un vent léger vient caresser ma nuque. A quelques mètres, en face du lit au cœur duquel le dialogue eut lieu, se dresse une grande ouverture rectangulaire donnant sur le vide. Faisant office de fenêtre, un majestueux rideau en velours de couleur bordeaux se soulève régulièrement en claquant et dansant dans le vent. Ainsi, du lit je peux apercevoir par intermittence le sommet des autres édifices. 

L'étrange Présomption se tient toute nue près de l’orifice du mur, fascinée par ce vertige sans égal. S’apercevant de mon réveil inopiné, elle me lance un regard malicieux et se dirige vers moi. Derrière elle le rideau continue sa chorégraphie, nous laissant deviner le gouffre alors que la chambre tout entière semble se mouvoir vers je ne sais quelle destination. Peut-être survolons-nous vraiment les autres immeubles ? Pris d’un irrépressible trouble j’ai peur de chuter. Mais Présomption me prend la tête entre ses mains rassurantes et m’incite à lui sourire, tout en jetant une oreille vers les nouvelles du jour émanant du poste de radio allumé. L’hésitant journaliste prétend qu’un vaisseau spatial à l’origine inconnue se dirige vers le planétoïde noir.

Le rideau prolonge sa danse avec le vent alors que Présomption n’en finit pas de chercher les papiers du pacte de sang, probablement enfouis dans la masse de ceux qui encombrent le tiroir de la commode près du lit. Je sais que je risque gros. Il ne pouvait pas en être autrement de toute façon. À la radio le speaker assure que le vaisseau est maintenant sorti de l’écran de contrôle.



Poème en prose © Christian Larcheron / 28-30 Juillet 2013


La photo de l’escalier du Métro est tirée du blog jlggbblog2 ©JLggB



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